Je n'y arrive pas. Je n'y arrive pas. Je n'y arrive pas.
Depuis que je suis rentrée à Berlin, je ne sors pas de mon lit.
Attends, qu'est-ce que tu crois ? Bien sûr que je sors de mon lit. Je vais bosser. Je suis même presque devenue ponctuelle à l'ouverture du café. Je mets les tables en place, je fredonne le répertoire entier de la chanson française pendant mon service, je souris, je suis légère, je suis colorée, tout le monde est ravi. Bien sûr, que je sors de mon lit, puisque je vais bosser, puisque je dis oui à tout ce qu'on me propose, en ce moment.
Hier j'ai été pendant quelques heures le double lumière de Clive Owen pour la répétition de la cérémonie d'ouverture du festival de cinéma La Berlinale. C'était assez sympathique. Aujourd'hui j'ai jonglé avec des pommes à l'autre bout de la ville. Ce n'était absolument pas ce qu'on me demandait de faire, mais pour une fois que j'avais un produit avec lequel je pouvais jongler...
Depuis que je suis rentrée à Berlin, je ne sors pas de mon lit.
Je ne suis pas profondément coulée dans le désespoir, on m'a vue plus encrassée, avec un épiderme collant gluant puant. Je suis simplement, très simplement : dans mon lit. À toutes les heures où je ne suis pas appelée pour travailler, je suis dans mon lit. Assise précisément contre le mur. À lire ou à regarder des séries. Le matelas se creuse sous mes fesses. Mes fesses deviennent plates. Ma colonne vertébrale se tasse.
Depuis que je suis rentrée à Berlin, l'amoureux est encore la seule chose qui ne rentre pas dans la catégorie " travail " qui me fasse pousser les couvertures et descendre de mon refuge. Je mets mon trousseau de clefs dans ma poche et on va au marché. Bien. Mais dès qu'il file à sa vie, je retourne au lit. J'ai donné le change, j'ai joué la vivante, c'était bien, vraiment, j'ai aimé cet oxygène, maintenant, pardon, mes oreillers m'appellent. J'y vais sans précipitation, sans angoisse, sans pleurs, j'y vais calmement, mais sans détour. Parce que c'est là où je dois être.
Je ne gémis pas, je ne me balance pas d'avant en arrière, je suis juste assise le dos contre le mur, et les après-midi, les soirées, les journées passent.
L'autre matin, un numéro inconnu me réveille tôt, alors que tiens, j'avais la journée devant moi, tranquille, pour moi, tranquille. Je ne sais pas ce qu'il me prend, je réponds. Une collègue me demande de la remplacer, là, tout de suite, parce qu'elle ne se sent pas bien. Tu sais quoi ? J'ai réfléchi deux secondes. Je me suis dit " Louise, ma fille, que vas-tu faire aujourd'hui, que vas-tu faire d'autre que creuser ce trou dans ton matelas ? ". J'ai grogné J'arrive dans le téléphone. Et je suis allée au café pour elle. Je lui ai fais un bisou, je lui ai dit Rentre chez toi. J'ai eu un bouquet de fleurs. J'en suis donc arrivée au point où il vaut mieux aller bosser que d'être livrée à ma liberté. D'habitude, je te jure que je fais absolument tout pour avoir le luxe du contraire.
Aujourd'hui, une cliente qui n'a pas acheté de pommes m'a fait un peu parler de moi. Je lui ai dit que j'étais artiste. Je lui ai dit que j'étais photographe. Et quand elle m'a demandé si j'avais un site internet, j'ai répondu Bien sûr ! avec une spontanéité si douce, si naïve, résolument conne jusqu'à la moelle. Hé, tête de flan, ça fait combien de mois que tu n'as plus de site internet ? Tu te fous de la gueule du monde ou quoi ? T'as pas imprimé ? Non mais t'as fini ton numéro de guignol ?
Pardon, non, je le commence. Je vomis mon appart par les yeux. J'en peux plus de cette cage à rats. Si personnalisée, si décorée, si bien mise en place. Comment ai-je pu venir m'enterrer dans un lieu de vie sans lumière ? J'ai le corps entier qui crie à l'injustice, à la torture, je rêve de rayons de soleil qui lèchent le plancher, d'ombres qui traversent les murs, de murs qui changent légèrement de couleur selon de le bon vouloir du ciel.
Les pigeons recommencent à faire des nids sur mon balcon et j'ai envie de les dégommer. Ça me fait des nœuds dans la bouche d'avoir si peu de plantes, parce que comme moi, elle sont en mode zombie, ici. Je veux un putain de jardin sous mes fenêtres, qu'on se fasse des rails de coquelicots, que je t'éclate la tête dans une jungle de fleurs, que les papillons remplacent les pistolets à confettis.
Les impôts me veulent un paquet d'argent, que je n'ai pas, que je n'ai évidemment jamais eu. Ça me pète la chatte. Je me mets en danger administrativement parce que je n'arrive pas, vraiment, vraiment, vraiment pas à y voir du palpable, du concret. Aller au marché pour ne pas produire de déchets avec des emballages et pour manger régional, c'est concret. Être en règle avec le pays dans lequel je vis, irréel. Quitte à leur donner de vraies raisons de me mettre la misère. Alors que les emballages, eux, ne viendront jamais frapper à ma porte un matin. Non, tu peux dire ce que tu veux, concrètement, non, ils ne feront pas ça. Jamais.
D'habitude, quand on traîne avec l'amoureux dans l'appart, on est bien sûr beaucoup dans le lit parce que c'est bien trop confortable, mais on investit aussi des lieux plus fonctionnels. Comme la cuisine. Tout à l'heure, je me suis rendue compte que, depuis quelques jours, même quand il est là, je ne me sépare plus du matelas. Je le laisser faire les aller-retours entre ici et là-bas, et je ne pose plus mon pied sur le plancher.
Je lui ai offert notre première dispute. Cadeau. Il fallait bien, non ? Un peu de confrontation, de front tendu, de mâchoires serrées, de sanglots dans la colère, de bouche sèche, de mains moites ? Attends. Depuis des mois qu'on fait dans le rationnel, dans le doux, dans le beau.
Le beau ? Le doux ? Le rationnel ? Il se trouve, que mon lit, de tout ça, il s'en tape. Mon lit à moi, ce qu'il me murmure, c'est que le reste du monde peut bien aller se faire foutre, que de toutes façons, tout ça, ça n'existe pas, qu'on est invincibles, que ça sert à rien de se prendre la tête, qu'il fera toujours bon sous cette couverture et qu'ils peuvent bien gueuler dehors, on n'entend pas. Ben, je dois te dire, honnêtement, que mon lit est assez crédible, s'il se lançait en politique je lui ferai certainement confiance, il y a quelque chose dans ses promesses qui semble assez réalisable.
Du coup, depuis que je suis rentrée à Berlin, je ne sors plus de mon lit.