# Le journal de vadrouille,
( 31 octobre 2022 - 26 novembre 2022)



Le 25 octobre à 17h, je finissais une année de formation. Le lendemain à la même heure, je montais dans un train, et depuis, je suis en chemin. Au jour sixième de cette vadrouille, j'ai décidé d'ouvrir ce journal pour le temps que ça va me prendre, de rentrer. Un rituel de récit quotidien pour garder les jours cousus les uns aux autres.


 
 

(lundi) 31 octobre #6

(12:03) Écrire la joie avant que la fatigue ne balaie les retrouvailles, avant que les journées baignées de nuit dès l'après-midi ne m'hivernent.

Écrire l'incroyable plénitude quand j'ai posé mes semelles dans ma capitale de cœur, noter l'enthousiasme pur et naïf qui m'a chatouillée de rire aux premières minutes de Berlin.

Ce n'est plus ma maison mais je suis chez moi, est-ce que tu saisis, est-ce que tu vois ? Je sais que je ne suis qu'une visite, qu'un passage, qu'une caresse, je sais que dans une ritournelle de jours je disparais.

Pourtant pas une molécule de moi n'est touriste, ici est mon monde, là est mon univers. Le son particulier des métros qui démarrent et s'arrêtent, le chuintement de leurs glissades sur les rails, ce bruit qui n'existe qu'ici, je le connais par cœur, je le reconnaîtrais partout. L'automne de Berlin a un parfum unique de ville et de forêt en or et en chemins. Hier la marche jusqu'à chez toi sentait le raisin trop mûr écrasé.

Je vais m'habituer à toutes allures, je vais demain déjà, aujourd'hui peut-être, avoir besoin d'un terrier, d'un refuge, d'une cabane d'oreillers.

Je vais comme toujours, ne pas avoir la curiosité qui tape l'épiderme à toutes les heures, je vais c'est sûr être en berne des journées qui sombrent en obscurité dès 16h sonnées.

Mais, mais ! Quelle histoire incroyable que d'avoir quitté mon adresse de Loire pour déposer mon squelette à l'endroit de ses assemblages, de ses désastres et de ses fortifications. Quel événement que de retrouver ma ville de naissance après treize mois de quotidien en forme de tunnel.



(mardi) 1 novembre #7

(23:11) Si j'ai de la chance, c'est Margot qui me dépanne son vélo quand je suis de passage en capitale de coeur. J'adore sa bicyclette, ça me fait de l'affect, la couleur la forme le guidon, je trouve que c'est un vélo qui glisse bien sur le bitume, j'ai une joie toute particulière quand je récupère les clefs de mon destrier prêté préféré.

C'est un novembre d'été, il va peut-être faire gris il va peut-être faire nuit mais il ne fait pas froid, j'ai erré toute la journée le vélo entre les jambes et c'était bien c'était bon c'était doux, je regarde un peu ce que me dit la carte connectée à l'internet pour traverser la ville mais je n'en fais quand même qu'à ma tête, qu'à mon souvenir.

Berlin est une montagne de feuilles mortes, c'est tapissant c'est moquetté c'est moelleux c'est glissant c'est déroulé étalé, j'ai réalisé ça à l'heure où le ciel était une teinte de rose et de bleu pastels, quand toutes les fenêtres de la ville tournaient miroirs et jouaient aquarelle diluée de coucher de jour,

que Berlin avait cette particularité de ville moyennement entretenue,

les feuilles mortes à perte de vue.



(mercredi) 2 novembre, jour 8

(18:28) Ce matin après m'être mouillée dans la douche et séchée devant le lavabo, j'ai constaté dans le miroir mes cernes foncées. J'ai soupiré. Huit jours que je suis partie. Je voudrais bien réussir à mettre du repos et retrouver un regard d'enfant, je doute désormais d'avoir cette rigueur, il me faudrait des heures entières d'immobilité, de silence, de sommeil en soirée. Je me laisse glisser dans les journées je suis le cours des humains qui se présentent je vais d'un point A à un point B sans trop réfléchir et tout à coup je suis épuisée je mange du chocolat je n'ai pas assez bu.

Ce que je voulais dire c'est que depuis les dossiers à écrire pour la formation j'ai tout de même des cernes marquées, une vraie couleur qui me ponctue la pupille. Je me suis pour la première fois de ma vie demandé si j'avais envie d'acheter du maquillage pour camoufler cela. J'ai l'impression que je vais le faire. Certainement pas pour en user au quotidien, mais pour, parfois, avoir la possibilité d'avoir l'air moins écrabouillée passée à la moulinette vidée de mes nuits.

J'ai un nécessaire de visage très réduit : le même savon pour les mains pour les aisselles pour les paupières, l'aloe vera pour les pieds pour le nez, le gel anti acné des jours compliqués, les paillettes pour la joie, le mascara pour le regard et le crayon beige qui cache les rougeurs des boutons. Deux rouges à lèvres que je mélange, l'un orange presque l'autre trop rouge, ensemble cela me convient.

Il y a des périodes où j'essaie de raréfier le mascara, pour que ce ne soit pas un passage émotionnel obligé avant d'ouvrir la porte. Il y a des périodes où je m'oblige à ne pas atténuer chaque imperfection qui apparait : j'ai de l'acné, tu as de l'acné, nous avons de l'acné.

Je trouve que les deux marqueurs de l'âge qui s'empile désormais dans mon existence, c'est cela : ces hanches et ce ventre qui n'existaient pas avant, qui ont très longtemps été absents de ma silhouette et qui font désormais pour toujours partie de mes contours, et ces cernes que je n'avais jamais connues.

Pour la forme de mon corps je ne râle vraiment pas, c'est à ça que ressemble mon enveloppe de trente ans et elle aura encore bien des évolutions, il n'y a rien à y faire, je découvre la sensation de flasque, j'ai pensé à ça l'autre jour en te faisant l'amour, j'ai réalisé que j'avais de toutes nouvelles perceptions de moi contre toi de mon ventre à ta peau, c'est différent, cela le sera toujours, il faudra chaque fois aimer cela et en vouloir encore,

pour les cernes c'est autre chose, je n'aime pas exactement, j'ai l'impression que quelqu'un a pris un crayon pour souligner de trois traits énervés que je courre après moi que je dévale en retard que je cavale à la traine.

Je m'étais juré de rentrer de vadrouille avec un visage illuminé et frais.




(jeudi) 03 novembre, jour 9

(20:05) J'ai le dos noué terriblement, tout autour de la colonne enroulée la tension, j'ai les omoplates reliées par un câble tricoté de rouille, j'ai les jambes lourdes et criantes, l'arrière des genoux - des mollets déchirés

Il y a eu le bal il y a eu les mille trains il y a désormais parcourir Berlin à pieds

Marcher à tout va dans une année où je ne me promène pas

J'ai le corps qui implore un massage un soulagement un bain chaud

Je m'inquiète un peu, il faut que je, que je fasse quelque chose, que je réagisse, que je réfléchisse, que je danse, que je yoga, que j'étire, que je ritualise quelque chose

Parce qu'enfin la semaine prochaine je vais être deux fois modèle

Et il y a cette très désagréable nouveauté, qui m'est arrivée l'autre fois et lundi à nouveau : mon épiderme secoué de spasmes mes muscles pris de tremblements ça n'est pas une douleur mais c'est impossible à calmer le temps de la pose je suis secouée comme une salade à tel point que je pourrais tomber

C'est un peu la gênance, très embarrassant,

tu te déshabilles, tu te mets à nu,
les regards sont concentrés, les poignets dessinent,
et tout à coup ton corps bégaie qu'il ne veut plus

de quoi j'ai l'air ?

les gens s'inquiètent, te disent Arrête,
non mais non enfin non mais je,
qu'est-ce que c'est que
ces contractions fêlées
qui disjonctent ?

Je ne souhaite pas que cela recommence, deux fois c'est bien assez.



(vendredi) 4 novembre # 10


(22:40) Hier soir, dans la nuit de la chambre, j'ai passé mes mains sur mon visage et je suis restée interdite, inquiète. Je venais de sentir sous mes doigts une armée de boutons en train de s'installer. Je n'ai pas compris comment autant d'acné pouvait être en préparation, à des endroits de mon visage pas exactement habituels, et puis surtout, tout très aligné, très en rang, très en enfilade, très en nombre.

J'ai pensé deux secondes que je me trompais peut-être, j'ai envisagé une réaction allergique, et puis tout à coup, j'ai réalisé. La pilule du lendemain, la semaine dernière. Le préservatif qui glisse, la pharmacie dans l'heure qui suit, la pilule avalée dans la journée parce qu'on ne déconne pas avec ça.

J'ai cessé de faire un drame émotionnel de cette pilule du lendemain. C'est un jeu de merde mais c'est un outil que je préfère au risque de l'avortement. Alors pilule c'est, pilule ce sera. Dépistage, évidemment, dans quelques semaines. Pas question non plus de faire légèreté avec les infections sexuellement transmissibles.

En attendant, les dérèglements, les cycles à l'envers, les chutes d'humeurs ou de force, l'acné version vénère, c'est pour moi.

Quand je me suis vue vieillir et mes partenaires avec moi, j'ai fantasmé doucement le jour où les mecs de mes lits auront tous déjà eu leur vie, leurs enfants, leur vasectomie.

J'ai rêvé en me disant que ça finirait bien pas un arriver, un premier, puis un deuxième partenaire qui me dise : j'y suis passé.

Toute ma sexualité a été et est une sexualité du préservatif. D'abord pour la santé, ensuite pour la contraception; je n'ai jamais utilisé autre chose que cela. Dans cette vie d'intimités multiples, l'extrême rigueur de la protection est ma norme.

Mais désormais, je vis à la campagne, mon nombre d'amant.es est tout à fait à la baisse. En plus, je me dis que j'aimerais peut-être me poser à nouveau dans une relation stable,

alors je me demande si je n'aurais pas envie, pour une fois dans ma vie, de niquer sans réfléchir aux pratiques, sans prendre garde, sans être aux aguets.

Je commence à faire tourner dans le cirque de mes pensées l'idée de la ligature des trompes, je n'ai pas de plaisir à réfléchir à cela, je ne l'envisage pas comme une délivrance, ni comme une avancée,

mais j'ai la sensation que c'est une étape qui va devoir arriver, là, un jour, que je n'ai pas le choix si je veux une fois peut-être niquer sans anticiper, et qu'il faut que je commence à m'y préparer, lentement.



(samedi) 5 novembre #11


(23:09) Je suis fatiguée, et je suis fatiguée de toutes ces éternités sans tendresse sans baiser sans caresse. Je veux être deux, je veux être collée, je veux être tiède et je veux être aimée. Je n'ai pas besoin de la dégoulinade romantique et je n'ai pas besoin de l'engagement sur six ans, mais j'aimerais être ta régulière, que ce soit précieux pour toi de te blottir contre moi, que tu en aies envie, que ce soit une perspective de joli.

J'ai fait le tour de mon indépendance j'ai bien organisé ma liberté j'ai été dans tous les territoires de mon individualité

Je voudrais désormais être à nouveau challengée que tu questionnes mes fonctionnements que tu me mettes en risque en danger

Je voudrais que tu aies mon adresse que tu poses ta main sur la poignée de ma porte que tu arrives souvent je voudrais passer l'hiver à rire doucement dans ton étreinte et

je voudrais faire des crêpes, qu'en dis-tu ?



(dimanche) 6 novembre #12

(rattrapage) Lorsque j'ai plié bagages-voyage, je devais choisir : l'appareil photo et le trépied, ou l'ordinateur. J'ai pris l'option de raison, mon matériel photographique prend une place folle et un poids démesuré, je me les trimballe toujours, je ne les utilise jamais. Je savais que cette fois-ci, j'allais avoir moultes choses à régler, l'ordinateur serait un précieux allié. Ceci dit, l'objet-clavier prend une place démesurée et pèse des folies, je n'ai pas exactement fait une affaire, déplacer mon sac à dos ce mois-ci relève de l'enfer.

J'ai encore passé des heures à écrire des messages - communiquer des dates - rappeler des soirées modèle vivant - annoncer des lectures performées. Ça me prend un temps terrifiant d'aller organiser tout ça, d'en assurer le suivi, et je crois encore trouver la force ou le temps de vendre des photographies pour les fêtes, qui suis-je pour patauger dans l'inconscient si fort ?

J'ai réussi à sortir une heure, faire le tour du marché aux puces avant de déménager mon baluchon (trop grand, trop lourd, t'as compris) et j'ai été sidérée du bien que ça m'a fait, le vent, le soleil, être dehors.

Décrocher de l'écran, en pas être joignable, ne pas pouvoir faire avancer la machine. Sonnée du soulagement ressenti pendant cette rapide escapade, je me suis rendue compte comme organiser mes bêtises artistiques, c'est d'abord écraser ma cage thoracique d'organisationnel avant de vivre la délivrance, l'euphorie et le partage. Étrange mélange.



(lundi) 7 novembre #13

(après minuit) Je n'étais pas sereine de notre rendez-vous parce que je n'étais pas sûre d'être autorisée à me glisser contre toi, et je n'étais pas sûre de pouvoir supporter les lointains. Finalement, tout a été très doux et très tendre et très tiède et très sensuel et très heureux, finalement : naturellement simplement facilement. Je n'aurais pas parié un centime là dessus, notre rencontre la fois dernière a été si compliquée, lourde, empêchée, tumultueuse, disputée. J'ai choisi d'esquisser le moins de gestes possibles parce que je ne comprends pas tout des méandres de tes fonctionnements, j'ai pensé que le mieux pour ne pas t'effaroucher ce serait de ne rien dire de ne pas faire. Alors je me suis tue et je n'ai pas raconté que j'avais envie de toi, alors j'ai masqué mon désir d'onduler - de t'embrasser - de sentir tes paumes sur mes seins. Je me suis blottie dans l'étreinte que tu proposais et j'ai laissé tout le reste accoster lentement sur la plage de sable fin. J'ai absorbé toute la tendresse, je me suis gorgée du soleil que c'était, cette immobilité enveloppée par toi.

Je n'ai pas compris comment c'était possible que ce soit si beau, si peau-à-peau, cette soirée, puisque depuis des années c'est une enfilade de noeuds, notre lien. Je ne m'explique pas cette attraction qui ne cesse pas, je ne m'explique pas ce sentiment d'évidence que j'ai ressenti allongée contre toi.

Je t'ai découvert un autre visage, celui d'un amant qu'il me plairait d'avoir à trainer dans mes paysages. Je ne risque pas de t'expliquer une chose pareille, tu crierais jusqu'au plafond des voisins. Mais, si tu devais avoir envie d'ouvrir tes bras à nouveau pour une nuit, sais-tu que je réponds oui ?

Cela pourrait être aussi tranquille aussi vibrant aussi incarné que cette fois-ci. Je n'ai aucun goût pour les drames, je te le dis.



(mardi) 8 novembre #14

(après minuit) Il est effroyablement tard parce que j'étais modèle vivant ce soir, il est terriblement temps de dormir quelques heures mais je voulais d'abord jouer le rituel du journal. J'ai enchainé deux soirées dessin et je suis enchantée. (L'addition des courbatures d'hier sur celles d'aujourd'hui, on en reparlera demain, n'est-ce pas.) Enchantée, et pensive de cet enchantement. Je me suis évidemment gavée de sucre pour tenir physiquement, et comme d'habitude, la magie opère. Je suis évidemment encore irradiée d'adrénaline et d'excitation. Je suis évidemment touchée au coeur d'avoir le privilège de croiser encore et toujours les mêmes visages, ces âmes douces qui venaient toutes les semaines nous dessiner, dans mon ancienne vie qui était Berlin.

Pensive de Julie qui a dit "Je ne fais plus de soirées modèle vivant depuis que tu es partie". Ce n'est pas la seule à dire cela, enfin pas exactement cela, d'autres disent que c'était particulier, que l'on manque au paysage de Berlin, qu'on était bien, ensemble, du temps de Rosi.

Et c'est extrêmement beau de se sentir vue et reconnue. D'entendre que l'intention est passée, que le geste est arrivé à destination. Puisque c'était la motivation première : créer un rendez-vous où le rire soit bienvenue, où la musique fuse, où la cohésion s'invite, où l'on s'intéresse où l'on échange où l'on discute, où l'on regarde grandir et évoluer les croquis, où l'on soit honnêtes où l'on soit entier.es et vrai.es.

Parce qu'au delà de ma qualité de modèle (dont je ne présume pas), de mon besoin de bichonner le décor, cela parle un peu de cette vision que j'ai : un groupe d'humains qui se retrouve est plus sain et plus heureux et plus soudé avec de la joie et du bavardage. Et je le pense pour tous les endroits de sociabilité, et je ne dis pas qu'il faut en user à toutes les secondes, mais je suis persuadée mordicus que la convivialité circule et noue et apaise et anime et donne envie d'y revenir.

Moi qui aime si peu me coltiner l'humanité, j'ai toujours terriblement le manque du partage quand il n'y est pas. Quand les pauses de l'école sont morcelées, quand l'ambiance au travail est froide, quand les sessions modèles vivants font bof.

Je ne veux pas travailler avec des collègues qui ne se saluent pas sincèrement, je ne veux pas être camarade dans un groupe qui ne grouille pas de vie, je ne veux pas être modèle vivant dans un atelier où l'on ne rit pas ensemble des dessins du soir.

J'ai réfléchi et j'ai trouvé que c'est fichtrement précieux, que je sois toujours bienvenue et attendue dans cette ville où je ne vis plus, parce que ça veut dire qu'à un endroit à un moment, j'ai réussi quelque chose que j'ai créé, que ce n'est pas parti en miettes, que les souvenirs de cela brillent toujours.

Quel privilège, quelle chance, quelle joie.




(mercredi) 9 novembre #15


(17:33) Berlin, j'ai eu la nostalgie de toi hier toute la journée. J'ai vécu avec le minuteur des instants de promenade qu'il nous reste ensemble et j'ai eu la panique de ne pas être rassasiée sur le quai du départ. Aujourd'hui, j'ai réussi à trouver quelques heures pour marcher dans mes traces de toujours et je suis un peu apaisée. Il faut que je réussisse à ralentir, à décrocher du téléphone et des mille notifications, que je pose l'ordinateur et les arabesques d'organisation, et que j'aille suivre les fissures de mes trottoirs de vie, que je me glisse dans la silhouette des quotidiens passés.

Je me demande souvent cette fois-ci, je me suis demandé plusieurs fois aujourd'hui, comment ce serait de venir te voir, Berlin, avec quelqu'un d'étranger, un.e amoureuxse qui ne te parle ni te sache, est-ce que je saurai faire, est-ce que c'est possible de partager ? Est-ce que j'aurais la patience de déambuler à coté d'une personne qui n'ait ni le radar, ni l'orientation, ni l’habitude, ni le langage ?

Je ne t'ai vécu, Berlin, qu'avec les intimes d'ici.

Peut-être qu'un jour j'essaierai, je ne crois pas que je serai une guide fameuse, mais peut-être un jour, pour voir, je tenterai ça.



(jeudi) 10 novembre #16

(20:33) Sans doute que j'ai la chiale qui me rode en diffus et que j'attends depuis ce matin que cette journée se finisse, que j'attends depuis des heures que ce soit un moment crédible pour démarrer la nuit. Ne plus être aujourd'hui, aller à demain. Sans doute que je suis trop fatiguée des nuits écourtées minaudées minuscules, que j'ai été à la ville avec les pupilles à demi-closes et pas moyen de les agrandir. Me tartiner de sommeil, me retrouver reposée. Sans doute que je me demande qui m'aime bien encore, qui apprécie ma compagnie, sans doute que je compte les distances les éloignements les tragédies, parfois il n'y en a pas mais ce qu'il reste fait pâle figure,

toute la journée j'ai eu une sensation poisseuse de déjà-vu, je n'ai pas réussi à reconstituer quand qui quoi comment je m'étais exactement retrouvée comme cela, piteuse et désemparée,

à penser "c'est bien tout l'effet que je fais".

Alors j'ai beaucoup eu l'image de ton visage, toi l'ami qui ne me répond pas, j'ai mille fois envie de te dire que c'est autorisé de ne plus éprouver d’intérêt et de ne pas vouloir vivre sur des souvenirs, mais j'ai tellement peur de ce que tu pourrais dire de triste et de nul que je me tais,

alors j'ai pensé à toi le garçon que je ne suis pas autorisée à désirer, je me suis demandé si l'on aurait eu des choses à se dire, à se raconter. Peut-être pas, au final, tu sais ?

Sans doute que j'ai la soirée noyée d'hormones toutes neuves en surnombre et que je vais aller baver chouiner dans l'oreiller, c'est bien le mieux, désormais il est l'heure.




(vendredi) 11 novembre #17

(rattrapage) J'ai eu si mal au ventre hier soir cette nuit ce matin ce midi, c'était sale ces crampes. Vers deux heures du matin j'ai capitulé et je me suis mise à chercher une bouillotte dans l'appartement de la semaine. J'ai fini par en trouver une dans le tiroir à épices de la cuisine.

Ce matin, pas moyen de réussir à me déplier pour enfourcher la bicyclette, j'ai capitulé encore, je me suis ramassée en deux sur le canapé autour de l'objet brûlant et après, enfin,

j'ai pu aller vadrouille, attraper un superbe coucher de soleil, boire un mocca à Kapital, croiser Ismael et sa mère, croiser Nora qui me demande "Mais je te reconnais, tu es partie de Berlin, hein ? C'est bien toi, avec les photomatons ?", croiser Najee qui me dit "Je suis sobre !" et qui me dit aussi "C'est mon fils".

et c'était une jubilation que cet air frais de novembre, que le canal doré d'automne, que pédaler Neukölln par tous les côtés, que les crampes envolées et que le café qui fouette le sang.



(samedi) 12 novembre #18

(21:51) Je lui ai écrit ce midi pour savoir si je le reverrai avant lundi, il ne m'a pas répondu. C'est une manière assez claire de se prononcer. J'aurais vraiment aimé passer un sommeil entre ses bras, qu'est-ce que j'y peux s'il me plait, s'il m'a toujours plu, c'est si rare que des gens me fassent cet effet là,

cette onde qui te traverse, cette nécessité de créer une physicalité, de t'approcher de toucher de respirer d'être à la lisière

j'ai l'âme amère, je m'empêche de tirer des conclusions, d'aller au bilan maussade mais enfin l'humeur générale est à se demander

à se demander qu'est-ce que je fous,

pourquoi je suis dans toutes les combinaisons foireuses
pourquoi j'ai eu envie de m'engager pour le seul qui ne peut pas
pourquoi quand je propose quelques heures sans contrat ça ne prend pas

j'ai l'organe cardiaque un peu moite un peu collant je fais des rondes dedans, des rondes courtes, des rondes serrées avec les dents écrasées,

je répète Ta gueule Louise ferme ta gueule Louise juré boucle la tire pas des flèches dans les comètes empoisonnées lance pas des résumés complètement biaisés non mais tu t'es vue

avale ta frustration digère-la bien tu pues des entrailles quand t'es sur le banc des rebuts alors ferme ta gueule et reviens quand tu auras la bouche fraiche


(dimanche) 15 novembre #19


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(lundi) 14 novembre #20


(20:32) Je crois que je n'en reviens pas d'être sur le quai pour quitter Berlin. Ça ne fait pas exactement réalité, j'ai l'impression d'être déphasée, de démarrer une soirée de vadrouille normale, pas la traversée d'un pays par la nuit.

Ça a fait beaucoup de jours tout de même, as-tu compté cette éternité de capitale que je me suis étalée dans le gosier, il va rester quoi de moi quand je serai rentrée, je serai dans quel état à l'heure de retrouver mon terrier ?

Même pas en rêve je souhaite un jour faire abandon de campagne et de solitude, mais quelle aventure effervescente que ce débit de vie ville.

J'ai adoré me mettre du passage des passants des marches et des bicyclettes à tous les étages de l'épiderme, vaquer sans boussole au gré du vent sans prendre garde à suivre le soleil sans inquiétude à être de tout et de rien.

Je n'ai pas envie de partir, Berlin. Tu m'avais manqué, si fort, si loin.



(mardi) 15 novembre #21

(23:57) J'ai eu des crampes tellement absurdes et douloureuses aujourd'hui, j'ai cru que des organes étaient en train de se décoller de mes intérieurs pour un départ en promenade au son des trompettes. Ça a duré des heures, j'étais pliée à couiner sur tous les tons, c'est calme depuis quelques minutes, vite, dormir.



(mercredi) 16 novembre #22

(23:58) Je n'aime pas venir à ce rituel si tard, c'est forcément la fatigue qui prend le pouvoir sur le récit. C'était pareil avec le journal sans regarder les traits, si j'y allais à l'instant exact du sommeil j'avais la sensation de toujours crier depuis le bord du précipice (l'épuisement).

Je me sens un peu noire, un peu vrillée, un peu vertigineuse et un peu pleurée. Dans certains endroits, comme celui précis de notre relation à trois, lorsque je suis contrariée j'ai l'âme qui prend un angle très sombre, très soudainement et très profondément. Je crois que je sais pertinemment comme nous n'avons pas de fonctionnement commun et comme l'argumentaire est une idée vouée à l'échec. Je crois que le noeud de devoir me taire pour la paix du ménage me coûte une nausée. Je déteste sentir nos tensions à tous les trois monter vers le plafond, ça m'étouffe ça m'enferme ça m'affole quand l'oxygène vient à manquer quand les voix se tendent, que les muscles deviennent aigus. Je prends sur moi, je silencie mes automatismes, je freine mes réflexes et j'arrête le naturel. Il y a quelque chose d'explosif dans le moment où nos visions ne se rencontrent pas, je ne peux pas me l'expliquer, une hargne organique,

ça m'atteint dans le fond du ventre j'ai la respiration qui palpite et la panique inondée

parce que c'est eux, j'apprendrai à composer

mais j'espère ne plus jamais dans l'amitié dans l'intimité rencontrer cette perspective particulière de difficulté



(jeudi) 17 novembre #23

(18:42) Je me suis levée du fauteuil, il fallait traverser le bar pour sortir dans la rue piétonne et j'ai eu une soudaine furieuse envie de pleurer. Mais ce n'était pas le moment, on était sur quelques centaines de mètres à marcher, un au revoir à saluer, une cordelette à chercher. Dans la boutique j'ai passé toutes les ficelles en revue mille fois et la fatigue m'a réchauffée lentement mais surement, mon corps s'est tiédi et quand mon visage est devenu écarlate de l'intérieur j'ai chialé, doucement, tranquillement.

Il m'a semblé que le tram du retour était l'endroit le plus cosy pour faire rouler de vraies larmes de bébé, j'ai mis l'écharpe qui borde ma vie depuis des années sur ma tête, j'ai froncé les bras autour de mon sac à dos et j'ai lâché prise. C'était dans cette foule du soir que j'étais la moins atteinte, la plus en bulle et en territoire sécure.

Après, j'ai marché jusqu'à la maison du soir et j'ai pensé à tout ce dont j'avais besoin comme réconfort, je me suis dit qu'il fallait avec sérieux que je me roule en sieste sinon je n'allais pas tenir l'horizon, j'ai réfléchi à mon lit qui peut-être me manque désormais, j'ai imaginé un carré de chocolat en train de fondre sur ma langue et j'ai surtout vu l'exacte odeur de son cou, l'étreinte précise de ses bras, la valeur refuge de sa compagnie, cette invention de nos fantaisies. Mais à ça, il n'est pas autorisé de s'abandonner.

Hugo m'a deux fois demandé si ça allait, j'ai deux fois répondu Oui. Je ne comprends pas exactement ces absurdes instants aux réponses foireuses.



(vendredi) 18 novembre #24


(16:04) Cette nuit tu as fait apparition dans le seul moment où j'ai réussi à broder une ritournelle de sommeil, sinon le café m'a tenue fichtrement éveillée, je répétais mon texte à voix basse dans l'oreiller, quel ennui. Il y avait une vente de costumes dans mon école et Pat était une vedette. Tu traversais le village et je semblais ne plus me souvenir où tu habitais, tout à coup, ça me revenait. On papotait et on marchait un peu l'un à côté de l'autre. Le sentiment étrange de te retrouver après une longue absence était très réaliste. J'étais heureuse de te revoir.

Ce matin, ce midi, aujourd'hui, la sensation persistante de cet instant endormi me colle au ventre et au coeur. Je me dis que ça arrivera peut-être, te croiser par hasard, je me demande si tu me manques, j'envisage que cela soit joyeux, de te retrouver.

Évidemment, bien sûr, tu proposes cette après-midi que l'on se téléphone, et parce que je le peux aujourd'hui, parce que j'en ai la force, je t'envoie bouler, je hurle au scandale, je dis non à la torture et je repousse l'agonie.

T'es vraiment le pire des pitres, t'as pas de parole, t'as pas de volonté, arrête de vouloir mettre avec moi le feu à la forêt, tu sais très bien que l'on ne maitrise rien et que l'on se retrouvera très vite asphyxié.es. Cesse de mettre à l'épreuve mes résistances, tu connais exactement mes difficultés à nous fuir, tu te doutes des quelques secondes avant que je ne chute à nouveau tête la première.


(samedi) 19 novembre #25

(23:25) J'étais à Strasbourg, je suis passée à Nancy, je suis arrivée à Paris. Je n'en reviens pas de tous les visages qui défilent depuis trois semaines, tous les lits toutes les maisons dans lesquelles je trouve refuge, tous les trottoirs de tous les trams de tous les bus de tous les trains, toutes les villes de toutes les météos de toutes les humeurs. Je n'en reviens pas de tous les humains partout, celleux que je connais que j'attends que j'espère, celleux qui sont surprise qui sont découverte qui sont apparition.

Je n'ai pas encore acheté le billet de train qui va me conduire jusqu'à mon terrier mais enfin je sais quel jour j'aimerais que cela arrive. Je suis heureuse, comblée, reconnaissante de cette aventure folle, de ces trois soirées modèle vivant, de ces deux performances théâtrales, je dis oui, je dis merci, je dis bonheur. Et j’aperçois sur l'horizon de la semaine prochaine l'heure où je vais pousser la porte du numéro 10 pousser la porte des escaliers puis pousser la porte de l'appartement d'est en ouest.

Et après, je serai en territoire privé, pour la première fois du mois. Je crois que lentement, cette perspective fait sens et joie. Je crois que tranquillement, j'attends de retrouver mon taudis, de ranger mon sac à dos dans le placard, de plier les vêtements dans l'armoire, de me préparer à passer l'hiver de la moins mauvaise tristesse et de la plus meilleure douilletterie.

J'espère que j'aurai vite le goût et la force de repartir à la vadrouille de vous, à la rencontre de vos accueils de vos générosités de vos fantasqueries, parce que tout de même,

quelle drôlerie d'être en vie.



(dimanche) 20 novembre #26

(22:40) Je voulais répéter, ce soir, vraiment, mais, vraiment, je, vraiment, lâche prise, vraiment, dormir, je crois, vraiment, ce sera le plan.

Je ne sais si c'est ce premier jour de règles qui me dégomme jusque dans les profondeurs de l'univers ou si c'est piétiner Paris en tous sens ou si c'est mon âge qui tire sur la corde ou si c'est deux nuits de sommeil trop court trop agité

ou si c'est une addition de tous les kilomètres parcourus et de toutes les discussions entretenues

mais je suis un zombie une carcasse éteinte un petit animal dégonflé

alors je vais répéter demain matin
et puis demain midi
et ce sera très bien



(lundi) 21 novembre #27

(17:09) Je ne me suis pas laissée déborder, et pourtant, les pensées qui volaient partout dans ma fatigue et dans Paris maussade, c'était du syndrome de l'imposteur décliné dans toutes les couleurs.

Ça a été une sacrée aventure, ces quelques semaines où j'ai du, à moultes endroits et plusieurs reprises, faire mon auto-promo. Je l'ai fait bravement, sincèrement, honnêtement, j'ai essayé de ne pas trop paniquer et de ne pas y laisser trainer des enjeux absurdes.

Mais forcément, ça tire, ça fatigue. Une soirée où je modèle pour quelqu'un qui m'a commandée, j'ai une pointe de stress quelques heures avant, je me demande si je suis assez reposée, si j'ai bien tous les accessoires que je souhaite pour m'amuser, si j'ai mangé et s'il ne faut que je boive quelque chose de sucré. Mais je me fiche de la fréquentation, je n'anticipe pas les visages qui vont apparaitre, j'ai la certitude de la rémunération. Une soirée dont j'organise le lieu la communication les réservations, je me demande toutes les heures de toutes les semaines précédentes si je vais réussir à remplir la jauge, si les humains de Berlin se souviennent de moi, si les gens m'aiment bien, si je vais dégager un revenu avec lequel je serai en paix, ce que je dois faire pour donner envie, quelle formulation quelle image quelle heure de diffusion dans les réseaux sociaux ? Combien de relances, est-ce que j'envoie des mails, est-ce que j'écris des messages personnels ?

Ce matin, je me réveille caillassée par une nouvelle nuit pauvre de sommeil et pleine de crampes menstruelles, la pluie dégouline sur la fenêtre, je suis toute petite d'énergie et toute fatiguée de vie. Je me demande dix mille fois pourquoi les gens viennent ce soir, au bout de combien de phrases ielles vont se demander pourquoi je parle, au bout de combien de textes ielles vont se dire que je ne raconte rien d'intéressant, au bout de combien de minutes ielles vont se demander ce que je fais là.

Faire son auto-promo, c'est drôle, c'est exaltant, c'est joueur et c'est risqué. C'est aussi enjamber les doutes, oublier les brouillards, contourner la trouille. Parce que quoiqu'il arrive, je serai là, au rendez-vous, parce que quoiqu'il arrive, il y a une heure de décidée, Paris.

Alors j'oublierai les semaines dernières, j'oublierai la journée collante et je sauterai à pieds joints au présent de ta présence.

C'est ça, le contrat, n'est-ce pas ?
C'est ça que je fais. Et toi, tu fais quoi ?



(mardi) 22 novembre #28

(16:10) Je suis un oisillon qui flotte à la surface du lac, qui fait des bulles le ventre rond et l'oeil terne. Je suis un nuage de moi et une ombre d'hier. C'est drôle de noter comme je peux rayonner un instant et m'éteindre les dix suivants. Il n'y a pourtant pas de comédie, pas de mise-en-scène, pas de manipulation, c'est pourtant fichtrement vrai et sincère, les bas et les hauteurs, l'enthousiasme, la disponibilité, le rire et la blague, et puis, tout à coup, le geste lent, la paupière lourde, la sieste partout.

Je m'intéresse beaucoup à ce qu'il va advenir de moi dans les jours qui arrivent, je ne sais pas si je vais savoir mobiliser quoique ce soit de ma fatigue pour rencontrer la capitale, restera-t-il quelques miettes oubliées pour nourrir la machine et aller prendre des sensations de cette ville que je ne vois plus jamais ?

Sans doute pas, et alors je me demande, serait-ce grave, serait-ce terrible, si j'étais de passage sans faire comptes de toi, Paris ?



(mercredi) 23 novembre #29


(rattrapage) J'avais très peur de dormir d'une traite huit années, de ne plus jamais avoir la force de monter dans un métro, de ne pas avoir l'envie de rencontrer Paris, et puis en fait, à la seconde où j'ai marché dans ma première solitude, tout est devenu très calme, très doux, très apaisé. J'avais une humeur lumineuse, un horizon dégagé. J'étais à nouveau attachée et connectée aux organes, à nouveau le regard vers l'intérieur. Alors je n'ai pas fait des aventures des galipettes je n'ai pas enquillé des kilomètres je n'ai pas culbuté mon existence dans les découpages quadrillages de la capitale, mais je n'ai pas non plus été à vents en tristesse et en perdition. Et c'est un puissant soulagement.

J'ai ressenti de la joie, j'ai aimé les façades les ruelles les devantures les trottoirs, j'ai promené tout doucement ma silhouette dans le froid, dans la nuit.

J'ai beaucoup pensé à l'appartement d'est en ouest, à la voiture que je vais retrouver, au maraicher au bord de la Loire, aux colis qui m'attendent chez Coccimarket.




(jeudi) 24 novembre #30

(19:33) J'ai senti un voile s'installer sur mes pupilles, j'ai espéré me tromper, j'ai sorti les boules quies et j'ai massé la fin de mes sourcils avec du baume du tigre. J'étais en train de passer trois siècles dans les métros.

Après quatre semaines avec un sac à dos vissé tous les jours du monde aux épaules, je ne charge plus ma gourde, je suis fatiguée d'être habillée de poids, je vais réserve vide et je demande à la remplir au besoin. Il n'y a pas d'eau dans le métro, je ne sais pas avaler des comprimés bouche vide.

Je ne m'étais pas trompée, c'était lent, sourd, mais bel et bien une migraine qui était en train de patiemment se tricoter. Quand j'ai fini par atteindre la porte de l'atelier de Caroline, l'évidence était là : pas un pas de plus n'était possible, j'avais le corps entier qui hurlait sommeil. Je voyais précisément le bord de la falaise, si je continuais encore quelques mètres, c'était tête la première dans le vide, avec vertiges et vomissements.

Je ne connaissais pas la cabane sous les toits des filles illustratrices, je priais pour un refuge où fermer les yeux. Soulagement, il était là : je me suis blottie dans le canapé.

Dans les quelques instants qu'il m'a fallu pour m'endormir, la migraine m'a sauvagement brûlé les arcades sourcilières, teigneuse, revancharde, agressive, comme pour appuyer qu'elle ne m'aurait pas laissée en paix si je n'avais pas eu cette chance d'avoir Caroline sur mon trajet, comme pour me dégommer le mieux possible avant que je ne l'aplatisse d'immobilité et de paupières fermées.

Je me suis réveillée trente minutes plus tard et j'avais, comme presque toujours, remporté la première manche : un comprimé dans une poignée de sommeil me sort du tunnel.

J'ai presque été dégoûtée que les dernières heures de Paris me soient volées par ce coup de théâtre de tête, mais finalement, peu m'importe : je veux juste pouvoir rester verticale et réussir à atteindre le lit de la nuit. Tout le reste, tant pis.

Dans un instant, j'ai rendez-vous chez Naomi pour une assiette et c'est sûr désormais : on est sur la manche numéro deux. J'ai l'estomac qui flotte et le sourcil gauche complètement fondu. Les pensées nébuleuses et le pas maladroit.

Je parie sur un sauvetage avec un repas tranquille. Sinon, il faudra encore demander le droit de dormir.

J'te jure, quel cirque,

Mais quelle chance surtout, que ce ne soit plus aussi souvent, un peu moins tout le temps.



(vendredi) 25 novembre #31

(18:17) Cher appartement d'est en ouest, je suis rentrée et rien n'est comme je voulais. J'étais bienheureuse du ciel en fanfare de bleu depuis hier parce que j'imaginais te retrouver dans une lumière. Et cela me rassurait vois-tu, puisque je ne suis pas des plus sereines de passer l'hiver par toi accompagnée.

Mais la journée est passée à toutes allures et je n'ai pas atteint la porte d'entrée avant la tombée de la nuit, alors je suis arrivée pénombre. Et ça, ça change tout. Et ça, ça pue, ça colle, et c'est mou.

Tu n'as quand même pas beaucoup de charme, assez peu d'atouts, pas grand chose à offrir et pas terrible de douceur. Sans la lumière du jour, c'est la dégringole assurée, déjà parce qu'on n'a pas fini toi et moi d'installer des loupiotes, donc, ça craignait mais c'était encore l'été... En plus parce que exactement trois minutes avant de disparaitre un mois entier le globe en verre de la lampe de la cuisine a volé en éclats par terre.

Je les aimais franchement, mes deux lampes berlinoises. Il n'en reste plus qu'une.

Je reviens, c'est l'hiver, il manque une lumière et c'est la nuit. Pompon sur le biscuit un peu sec : la salle de bain a mauvaise haleine et j'ai oublié tous mes tapis chez Pat. Là, je dis assassinat. Parce que cette cuisine quand elle te jette à la tête tout son carrelage, tu n'as qu'une envie, c'est de te barrer.

Alors je suis déjà réfugiée dans le lit, je ne veux rien voir de toi.

Ce soir j'ai récupéré une guirlande chinée sur le bon coin, demain matin j'ai rendez-vous pour une lampe de chevet orange comme l'autre. Tu vois, j'étais en voyage mais je n'ai jamais oublié que je vais avoir du mal à te supporter si je n'apporte pas des paillettes éclairées.

Heureusement, j'ai trouvé mon nouveau chai préféré, je vais acheter du lait d'avoine et me faire des tasses par litres entiers de douceur. Après j'irai chercher les affaires que je me suis postées pour voyager plus léger et il y aura les poignées colorées que je destine à la commode, j'espère sévère que ça va faire un petit effet.

Et puis, écoute, je ne vais pas lâcher cette histoire de luminaires.

J'attends deux photomatons, j’espérais en trouver dans ma boite aux lettres, bon. Il n'y en avait pas.

Je ne suis pas jouasse d'être ici, je te le dis.

Alors, parce que je n'aime pas finir ces rituels d'écriture un jour de déconfiture, je vais repasser demain, voilà.



(samedi) 26 novembre #32

(22:00) Cher journal, cher rituel, cher petit pote à la compote. C'est la deuxième fois en 2022 que je joue à ce jeu d'écriture dans tous les jours du quotidien, et c'est la deuxième fois que je n'ai pas complètement envie de m'en aller et de fermer la porte derrière moi.

En même temps, je sais aussi que ça ne tiendrait pas, tu occupes trop de place et moi j'aime n'avoir ni contrainte ni partage dans mon espace. Et puis, je ne suis plus en vadrouille, désormais. Aujourd'hui fut mon premier jour de maison, de retour, d'appartement, de village.

J'ai les sinus bien embrumés, la fatigue qui m'alourdit le front et je me suis trainée, pas exactement rayonnante. A un moment j'ai du dormir parce que je ne tenais plus assise. Après, j'ai réussi à passer poussière et serpillère, à remettre les tapis sur le carrelage et depuis, je suis réconciliée avec la cuisine. La maison n'est pas encore rangée et côté lumière il y a toujours tout à faire, mais c'est à nouveau supportable.

Le garçon que je ne veux pas pécho est passé et je lui ai servi un thé. Je crois que je l'ai dégommé en règle comme je sais si bien le faire, avec sincérité et honnêteté. A priori, je ne devrais plus avoir de ses nouvelles. Cela me semble réglo.

Je vis dans une maison qui n'a pas de murs mais des cloisons, ce n'est pas la même chose. L'hiver va être drôle, je ne crois pas que l'on puisse parler d'isolation du sol au plafond. Il est urgent, déjà, que j'installe un rideau à la porte. J'ai fait une folie, j'ai acheté une tringle, neuve, sur un coup de tête. Elle n'est évidemment pas à la bonne taille, penses-tu. J'irai la changer.

Quelques heures avant de partir un mois, j'avais mis mon vibro à charger dans la cuisine, et au moment de faire mon sac, je l'ai oublié. Cela m'a frustrée, j'avais assez envie de faire l'amour avec des pulsations.

Je doute que cela me dégage les sinus, mais un orgasme et une nuit lourde de sommeil seraient certainement les bienvenus. Je vais pratiquer cela.

Demain, je nettoierai la guirlande et j'essaierai de l'installer, je rangerai la table de la cuisine et je ferai la vaisselle.

Et après ça, je ne sais pas.

Ah, si, j'annoncerai des tirages photos en vente.

Et après ça, vraiment, je ne sais pas.

Je lui ai dis " Topette, bonnes fêtes ", il m'a répondu la même chose.

J'ai pensé, dans ma tête " Si tu savais le cirque que c'est, comme toujours... " Je n'ai rien dit, je l'ai regardé descendre les escaliers.