# Le journal des 35
( 1 2  n o v  2 0 1 5  -  1 6  d e c  2 0 1 5 )



(jeudi) 12 novembre #1 


(23:38) Je n'ai jamais forcé l'écriture. Pourtant, hier, épuisée, usée, j'en ai eu l'idée pour la première fois. 35 jours, à la suite, à l'enfilade, venir poser des lettres ici. Je ne supporte pas les contraintes, je les évite au possible, je n'ai jamais laissé d'obligation de quelque sorte venir me chatouiller l'écriture ou l'image. À tort - ou à raison. Quand je perds pied hier soir, j'imagine que la survie pourrait passer par là. Bricolages imposés. Atteindre l'hiver, entamer une traverse. Une fois - par jour - chercher la clairvoyance ou le brouillard.



(vendredi) 13 novembre #2

(21:18) Je n'ai mangé que du chocolat depuis que je suis sortie du boulot, j'ai le sang en ébullition, je vais peut-être exploser. J'ai comme un voile blanc devant les yeux, tu vois ? Quand tu te réveilles le matin et que tu n'arrives pas à faire la mise au point ? Pareil, le sucre me fait des cloques de lumière dans le regard.
 


(samedi) 14 novembre #3 

(15:10) Depuis hier soir, j'ai cherché à joindre l'amoureux parce qu'hier soir, Paris a été mise à l'envers à la mort par de sombres créatures, et que depuis hier soir, je sais à peu près avec certitude que ce matin, la porte de mon appartement ne s'ouvrirait pas. Je l'ai appelé cinq fois entre minuit 27 et onze heure 12, je lui ai envoyé trois messages, l'amoureux n'était pas joignable. J'ai dormi quelques heures, je me suis réveillée parfaitement à l'heure, je me suis rendormie et je me suis réveillée plus du tout du tout à l'heure. J'ai commencé à penser que j'arriverai au travail avec une heure de retard, peu importe. J'ai essayé d'agir en tant que tel. J'ai pris ma douche et mon petit déjeuner. Je crois que j'ai pourtant su dès hier soir que sortir de chez moi ce matin me serait terriblement compliqué - J'ai essayé longtemps de trouver la voix de l'amoureux pour qu'il me raisonne. Quand les pleurs sont arrivés, que la respiration s'est coupée, j'ai vite composé d'autres numéros, les amis, dire effondrée " Je-ne-peux-pas-aller-travailler-c'est-si-ridicule ", mais c'était trop tard, l'angoisse m'avait saisie si loin, avait pu s'installer si bien, j'étais Louise-détricotée-Louise-trois-pieds-sous-terre, il aurait fallu une intervention incroyable pour me sortir de là. J'ai envoyé un sms à ma chef, j'ai écrit "Je fais une crise d'angoisse, j'arrive pas à sortir de chez moi. Je suis désolée mais ça va pas le faire du tout. J'espère que tes proches vont  bien." Et quand ça a enfin été clair, que je n'avais pas à passer la porte pour aller au métro pour aller au boulot pour être toute la journée debout derrière une assiette de chocolats, j'ai pu me calmer.
Les raisons de ma désertion ne sont pas recevables. Je n'arrivai pas à concevoir passer la journée entourée, passer la journée entourée de français et d'allemands, et d'allemands qui ne manqueraient pas de dire le mot Paris, de me dire le mot Paris à tout bout de champ, de me demander si je viens de Paris, de me demander quoi d'autre encore ? Mon rôle aux Galeries c'est d'être debout derrière une assiette d'échantillons à faire déguster. Je ne peux pas me cacher derrière une quelconque activité comme les autres : mettre en rayon les produits, encaisser, cuisiner, faire des cafés, répondre au téléphone, faire des paquets. Je suis pour ainsi dire la plus accessible. Et ça m'a filé un vertige terrible, voilà.
J'ai l'impression d'avoir volé le vertige d'autres humains. Je ne suis pas légitime. C'est une histoire tellement banale. C'est une réaction, ma réaction, les pleurs, l'angoisse, l'impossibilité de sortir de chez moi, c'est une réaction qui n'est pas normale.
Ce n'était pas la première fois. Ce n'est pas normal.




(dimanche) 15 novembre #4


(20:55) L'amoureux arrive. Si je n'écris pas maintenant, je vais pester plus tard. Je me suis réveillée à 10h, tranquillement, rendormie jusqu'à 14h30. Certains jours, c'est salutaire de pouvoir dormir autant. D'autres, ça me fiche un peu la trouille. J'ai zoné quelques heures et à 18h, j'étais prête à entamer ma nuit. La faim m'a ramenée à la raison, j'ai coupé la citrouille en morceaux et l'ai mise dans le four. Trop poivrée. Je n'aime pas spécialement le poivre. Je ne sais vraiment pas, en ce moment, par quel bout me prendre, pour me reprendre en main.



( lundi ) 16 novembre #5

(23:23) J'ai réussi un truc incroyable aujourd'hui, un truc avec lequel je bataille depuis 3 ans. Je travaille en free-lance pour les Galeries, je facture mes journées de travail aux fournisseurs dont je fais déguster le produit. Ces fournisseurs sont multiples et variés. À la fin du week-end de dégustation, je leur écris un mail et je joins la facture de ma prestation. Depuis 3 ans, je n'arrive pas ou peu à envoyer ces fichues factures, pour des raisons qui échappent à mes amis, et qui m'échappent à moi aussi. Mon compte est dans le rouge depuis des mois, deux ans bientôt, mais genre dans le rouge très loin, alors que théoriquement, il ne devrait pas. Puisque je travaille. Ce soir, pour la toute première fois en trois ans, je suis à jour dans l'envoi de mes factures. J'ai écrit quelques mails, joins des factures de ces dernières semaines ou de novembre 2014, et voilà, je suis, ce soir, libérée de ce nœud idiot qui se serre et m'étrangle et me fatigue depuis très, très, très longtemps. Mon compte en banque va repasser dans le vert, je vais rendre aux amis l'argent que je leur ai emprunté, c'est dingue. Peut-être que mon banquier va m'envoyer des bonbons par la poste ? Ce serait tellement bien. Je suis bête, bête et fière.
 


( mardi ) 17 novembre #6

(tard) Je me promène avec un amoureux dans mon quotidien depuis bientôt 6 mois. Bim. Mais le plus bim-bam-boum, c'est ce truc, tout nouveau, qui aurait pu avoir des allures de tombé-du-ciel mais qui nous a sorti ses atours les plus naturels, les plus mais-enfin-ça-coule-de-source. Le couple libre. Techniquement, chacun fait ce qu'il veut. Notre règle : discrétion absolue, pas un mot pas un soupir à ce propos, pas d'aventure avec des humains que nous côtoyons ou que nous sommes susceptibles de croiser dans des cercles communs. En gros, sois libre, sois le pour toi, enjoy si tu as envie, mais sois assez malin pour que je n'en ai vent, pour que nous n'ayons jamais à en discuter. Du coup, cela implique par exemple, le silence absolu des mots que je mets dans l'internet sur les relations que j'ai ou que je n'ai pas avec d'autres. Je suis agréablement surprise pour l'absence totale de heurts quant à l'idée de la relation libre entre nous deux. Pendant notre premier rendez-vous, à demi-morts de froid au bord d'un lac (j'ai vraiment cru que j'allais y laisser un pied, lui est presque rentré sans ses mains), ça a été une de nos premières discussions. Monsieur avec un peu plus de recul : une modeste expérience et des années de réflexion, moi gentiment tombée de la lune, découvrant le sujet depuis quelques mois mais le trouvant assez passionnant. Depuis, je me découvre sacrément ouverte. Il m'arrive d'avoir un peu peur que ce soit aussi parfois un instinct de protection (je-ne-me-lie-pas-à-l'excès-bonjour), mais en fait, même si ça l'était, je trouve que ça reste plutôt un bel élan. Un élan qui dirait J'ai envie que tu sois libre de rencontrer des gens sans, toujours, avoir ton lien à moi comme entrave - Je crois que j'aime l'idée que tu puisses être heureux, enivré, amusé, comblé d'embrasser une autre bouche, de toucher une autre peau - Je te fais confiance pour ne pas t'engager trop fort avec quelqu'un mais je trouve cela beau que d'autres puissent te faire frémir. Mon spectre des frissons n'est pas infini et gigantesque. Il est humain, à ma taille, parfois défaillant, parfois maladroit. J'accepte ça. C'est même avec un certain soulagement que je donne à ce garçon une prairie de libertés. Ce n'est pas à moi d'être responsable de tout ou de trop, de la joie ou des sentiments. Lui et les autres n'auront qu'à se débrouiller si je manque à l'appel. De même, c'est avec un certain soulagement que je peux me rouler dans cette prairie, sans abîmer nos draps nos bras. 



( mercredi ) 18 novembre #7

(19:38) J'ai eu un appel de ma mère. Le contenu de notre discussion m'a bouffé la tête et la journée. J'ai écrit à mon frère. Je suis assez forte pour ça, écrire, quand je ne sais plus du tout, écrire une lettre. Je l'avais fait pour mon père, cette lettre que certains d'entre vous connaissent puisqu'elle ici, à gauche dans le menu, j'avais aussi secoué mon autre frère à un moment où notre relation était vraiment en bordel. Là, c'est le bordel tout court avec le plus jeune des deux monstres. Je lui ai écrit de longs, longs, longs, longs paragraphes. Morceaux choisis.

« Je viens d'avoir Maman au téléphone pendant une heure. Elle avait besoin de vider son sac, elle l'a fait tranquillement et calmement, j'ai attendu. J'ai attendu mais la sensation d'étouffer m'a prise au bout d'un moment, l'envie de hurler a commencé à me faire trembler, j'avais le doigt rageur prêt à appuyer sur le bouton qui coupe la communication, j'ai pris mon smartphone, j'ai envoyé des messages à Arthur pour évacuer un peu de la violence qui me submergeait, j'ai réussi à tenir la face, à finir la conversation avec maman dans le calme, sans craquer, sans pleurer, sans hurler.
Pourquoi cette réaction ? Avant de la détailler, rappelons que je suis un peu frappée de la caisse. Mais sinon : d'abord, on écoute, une histoire, somme toute, différente mais toujours la même que celle qui s'écrit depuis ces trois dernière années (ou plus ?), le bordel, le décrochage, l'impossibilité de te sonder, la communication perdue avec toi, retrouvée parfois, reperdue plus tard, padam padam, la conversation continue, tranquillement viennent les bouffées d'angoisse, les pensées se mettent en route et iront graduellement : est-ce que je dois appeler papa, est-ce que je rentre à Paris pour qu'on fasse un nouveau sommet avec toi et hugo, est-ce que je rentre à Angers pour discuter pendant plusieurs heures avec toi et papa, ce serait bien, rien qu'une fois, de lui faire dire des mots calmes à lui et que toi tu puisses t'exprimer aussi, ça ne résoudrait rien du tout mais votre relation aussi est importante, est-ce qu'on peut te foutre dans un avion et t'exiler de force, tu retrouverai un peu de clarté ailleurs, est-ce que je t'appelle ce soir pour discuter de tout et de rien, pourquoi est-ce que je commence à entrer dans mes sables mouvants, pourquoi est-ce que ça me rappelle trop ma propre adolescence, pourquoi est-ce que ça me fiche une trouille pas croyable, pourquoi je tremble, pourquoi j'ai envie de crier, merde. » 
 
« Ce que je veux dire, c'est que je ne sais pas de quoi est fait ton bordel à toi, Augustin, mais que je peux assez bien comparer au mien quand j'avais ton âge : j'ai profondément haï le collège et le lycée, et je n'oublierai pas ma détresse des années de première et terminale. C'était un sacré bordel à l'intérieur. » 
 
« Je pense avoir été profondément dépressive au lycée. J'ai commencé à consulter une psy en terminale, mais j'ai vite arrêté, ça allait mieux, j'arrivais à tenir la barre avec les autres, à m'asseoir au parc avec eux, à passer des aprèms entières sans fuir.

Je pense que j'ai un fond dépressif. Depuis que j'habite à Berlin, j'ai traversé de sacrés trous noirs. J'ai vécu des semaines entières coupée du monde. Depuis que j'habite seule et que j'ai des chouettes gens autour de moi, ça va vachement mieux, mais ça m'arrive encore. (...)
Je pense que je fais de courtes dépressions cycliques. Je ne sais pas quel nom ça a, je n'envisagerai jamais de prendre des médocs. Mais avoir pris conscience de ça m'aide vraiment. À relativiser, à prendre les choses plus calmement, à arrêter de me mettre la pression, à viser des objectifs tout simples. A accepter le bordel. Mon pote arthur est dépressif et insomniaque, il vit et appréhende les choses de façon totalement opposée à moi. Il est sous médoc. J'apprends la tolérance, j'apprends la différence, j'apprends à accepter la vie comme elle est. » 

« Ce que je veux dire, Augustin, c'est que beaucoup ont  un sacré bordel à traîner avec eux, et que le tien, j'avoue, me laisse un peu sans voix, impuissante, parce que des fois, on ne voit pas trop par où s'en sortir. Du coup je me demande comment toi, tu l'appréhendes, ton bordel, ce que tu te formules, ce que tu théorises, ce que tu penses, ce que tu crois, est-ce que tu y penses, est-ce que tu fais l'autruche même jusque dans tes pensées les plus profondes, est-ce que tu sais, est-ce que tu veux, qu'est-ce que tu veux, est-ce que tu ressens des choses que tu ne dis jamais, est-ce que la lumière est allumée dans ta tête d'ado,
moi j'avais un faux contact et j'ai passé plus d'un an dans le noir. Et toi ? » 


 
( jeudi ) 19 novembre #8

(22:26) Chaque soir quand j'éteins la lumière et quand je me tourne vers le mur pour me blottir dans toutes les couettes de mon lit, chaque soir je me prends en pleine tête l'absence de Balthazar, chaque soir je me rappelle l'avoir oublié à Lyon il y a quelques semaines, le reste du temps je n'y pense pas, mais quand, une minute après avoir éteint la lumière, quand je me souviens, j'ai l'estomac froissé et le manque me fait chouiner.


 
( vendredi ) 20 novembre #9

(20:30) C'était une bien belle journée de merde.



( samedi ) 21 novembre #10

(22:41) J'ai réussi à remettre des pointillés de moi à l'amoureux et ça fait du bien. Depuis le début du mois, c'était un peu la débandade. Il y avait pour la première fois de l'air entre nous, puisque j'ai dit : On ralentit un peu, besoin d'inventorier les intérieurs. Mais après, moi, à l'intérieur, le malaise qui plane, tu sais, le malaise qui grince dans les respirations, l'estomac et l'impression de ne rien avoir avalé ces derniers mois. Je n'arrivais pas à le regarder, j'avais les yeux en promenade maladive, impossible de faire autre chose que regarder ailleurs, l'amoureux était face à moi et je baissais les paupières ou je fixais le mur. Ambiance. Je me suis fichu un peu la trouille, bien sûr, je me suis demandé si j'étais pas en train de me désamourer. Je m’entraîne avec le reste des humains à la tolérance, j'ai essayé de m'en faire grâce aussi. Fuck les désamours les fatigues les doutes. J'ai laissé le silence être, repoussé la panique, servi un thé à la patience. Et puis l'occasion est venue l'autre soir, c'était une toute petite occasion vraiment pas sûre d'elle qui a toqué à ma porte, avec une voix minuscule, elle m'a demandé si je la laissais entrer. Ce que j'ai fais, évidemment, je reçois volontiers les gens recevables, l'occasion l'était. Mais je ne faisais pas trop la maline. L'amoureux était assis en face de moi dans la cuisine et j'ai demandé Comment, tu le sens, notre lien, depuis deux semaines ?  L'occasion était en apnée. Elle est restée plusieurs minutes complètement immobile, il aurait suffit d'un soupir pour qu'elle tombe à la renverse. Mais les mots sont venus, avec eux les pointillés, timidement mais toujours plus nombreux, l'air s'est détendu, l'occasion est allée remettre ses chaussures discrètement, quand elle a senti que le sujet avait été balayé avec bienveillance, elle a poussé la porte, elle est partie. Dans la cuisine, les pointillés se tenaient simplement là, entre lui et moi, pas véritablement forts ou assurés, mais là. Ça a fait du bien.

 



( dimanche ) 22 novembre #11

(23:20) Liste des choses que j'aimerai réussir à faire les prochains jours : ranger le balcon, rentrer les outils qui y sont depuis 2 semaines, enlever la sciure de bois, mettre à l'abri les tapis qui couvrent le banc, bricoler un abri pour les plantes qui resteront dehors, préparer celles qui iront en pension chez Claire, mettre le bureau au clair, accrocher quelques étagères : une dans la salle de bain, une ou deux dans la chambre, une ou deux dans la cuisine, fixer les roulettes à la table qui me sert de rangement sous le lit, lui ajouter une planche de fond, scier la porte du cagibi en deux, lui mettre des paillettes et la fixer, finir le tout petit meuble à tiroir que j'ai commencé pour glisser sous le miroir, vider l'eau qui stagne dans la bassine sous l'évier, changer de dressing ou arranger celui-ci pour qu'il tienne mieux, descendre les poubelles à carton et verre, faire des calendriers de l'avant pour Luis et César, me décider pour une forme de rangement dans le coin de ma chambre, à droite de la fenêtre.



( lundi ) 23 novembre #12

(tard)  Prendre le temps de fixer cette page blanche, et puis aller dormir.


( mardi ) 24 novembre #13

(23:26)  Je cours derrière le temps. Je me réveille le matin avec l'impression de ne pas m'être couchée et me couche le soir avec l'impression de ne pas avoir respiré. Je cours derrière le temps et c'est différent de courir après le temps. Courir après le temps c'est avoir l'espoir de le rattraper, on lui court après, on trouve la force d'un sprint et à un moment, on le chope à l'épaule et c'est bon. Courir derrière le temps c'est s'être fait distancié, et rester à la traîne, même en se donnant du mal. Je me donne du mal mais je suis à la masse. L'autre jour, au café, il y a eu un rayon de soleil, c'était dimanche, oui, voilà : dimanche pendant le brunch il y a eu un rayon de soleil et je suis allée m'asseoir une minute dehors. La lumière était tellement forte que ça m'a filé le vertige. J'en ai ma claque de vivre la nuit. Putain de Berlin, putain d'hiver.


( mercredi ) 25 novembre #14

(23:38) Comment écrire quand on en a pas du tout, du tout, du tout l'envie ? J'ai bien une idée en tête d'une chose à raconter, mais je vais massacrer cette chose avec les mots si je le fais maintenant, ici, ce soir. Quand l'amoureux est à côté de moi, je n'arrive pas à être libre, il y a une serrure dans les mots, je n'ai pas les pensées vagabondes, j'ai le coin de l'oeil concentré sur le coin du lit, et dans le coin du lit il y a lui. Demain, alors.


( jeudi ) 26 novembre #15

(tard) Après avoir partagé mon corps, mon sommeil, mes draps avec un garçon, quand je me réveille le lendemain, ou juste après avoir fait l'amour, avant de m'en aller, j'ai souvent ces quelques secondes ou minutes de mouvements étranges. Je me tords je m'étire je me cambre je me tortille je me vrille je vais aux extrêmes je danse au ralenti allongée je remets de l'oxygène dans l'épiderme je reprends possession de mon sang je réactive le contrôle je reprends les rênes. J'y repensais parce que l'amoureux m'a dit quelque chose comme J'aimerais bien un soir qu'on danse tous nus dans le lit, je me suis un peu moquée de lui et je me suis revue, le faire, si souvent, nue après l'amour, ces étranges étirements, seule. C'est un truc que je n'ai fait qu'avec les amants d'une fois, comme pour dépoussiérer ma peau du voile qu'ils y auraient laissé, quand le jeu de l'inconnu a été une forme de contrainte, parce que découvrir quelqu'un c'est ne jamais être complètement libre. Alors je me secoue, je rappelle toutes mes cellules à moi, je chante dans ma tête mon prénom, je reprends toute mon identité et je m'en vais. Je me suis donnée mais pas toute. Je repensais à ça et je suis assez certaine d'avoir eu ce langage du corps avec l'amoureux, au tout début. Maintenant, plus jamais. Il faudrait que je lui demande s'il se souvient, si ça l'a marqué, s'il se souvient et ce qu'il en pensait, s'il en pensait quelque chose.


( vendredi ) 27 novembre #16

(23:46) Depuis mon premier appartement il y a 6 ans, j'ai un très grand lit, composé de deux matelas. Mon très grand lit fait 1m80 sur 2m - le pied absolu, le nécessaire de survie. Pendant un an, lorsque j'étais avec Arian, j'attendais qu'il s'endorme et je me barrais à l'autre bout des draps me faire une obscurité tranquille et peinarde. Avec Corny, je crois que j'étais à mon plus haut point de tendresse nocturne : si je me souviens bien, on se tenait parfois la main en dormant. Pas longtemps, mais on se tenait la main un peu dans le début de la nuit. Évidemment, j'ai grandi, et en grandissant, j'ai appris à aimer sincèrement les étreintes. Mais rien ne me fatigue plus qu'un amant qui ne me lâcherait pas l'épiderme. Certains semblent avoir un radar dans leur sommeil et te suivent et te traquent quoiqu'il arrive. Tu as beau esquiver, raser les murs, feinter, changer six fois de place, faire la momie, ils ronronnent toujours à ton épaule, c'est assez incroyable, une performance de professionnel. Quand j'ai rencontré l'amoureux et que j'ai compris vite qu'il n'était pas de ceux là, j'ai pensé jackpot ! L'amoureux, tu le poses n'importe où dans le lit et quand il est endormi il ne bouge plus. Au début, j'étais aux anges. On sommeillait chacun pour soi et j'avais la paix royale que j'avais toujours convoitée. Mais l'amoureux est tellement immobile et silencieux que le matin, quand je me réveillais, le retrouver à côté de moi m'irritait presque : j'avais oublié toutes ces heures sa présence, d'un seul coup il me revenait à la conscience, merde - L'amoureux est tellement immobile et silencieux qu'il m'est arrivé, je vous jure que c'est vrai, et je vous jure aussi que je ris aux éclats à chaque fois que j'y repense, il m'est arrivé la nuit, en me levant pour aller faire pipi, d'hurler d'effroi en le découvrant sous la couette à côté de moi. Du coup, que l'amoureux ne soit pas envahissant, ça ne m'a plus semblé être très positif. Ma tête de caboche ne connectait pas toutes les informations la nuit et ça partait en cacahuète. Je lui ai dit Bon gamin, ça me saoule là, de me faire des arrêts cardiaques la nuit ou le matin, tu ronfles pas, tu bouges pas, tu me colles pas et moi je t'oublie. Est-ce que je peux dormir contre toi ? L'impensable a eu lieu, je suis allée me blottir contre lui pour dormir. Je l'ai collé contre le mur pour avoir la possibilité de me carapater s'il me venait à voir des regrets. Il faut que j'avoue : je n'en ai pas eu. Ça fait des mois que l'on dort l'un dans l'autre, dans 50 centimètres de mon très très très grand lit. On ne prend même pas un matelas entier. C'est un comble, cette histoire.


( samedi ) 28 novembre #17

(23:39) J'ai tellement faim que je suis à la fin du début que je pourrais m'évanouir avant d'avoir mangé un éléphant que j'ai le sang qui me bat le visage et a déserté mon cerveau j'ai tellement faim que je ne veux plus bouger du coin de mon lit j'ai tellement faim que le trou dans mon estomac fait un appel d'air et me jette dans tous les sens j'ai tellement faim et tellement de sucre et tellement de fatigue en naufrage dans le corps que je lévite hors de moi que j'ai les yeux dans la gorge que je ne sais plus par quel bout je commence que je pourrais manger mes poils de jambes voilà j'ai tellement faim tellement de sucre et tellement de fatigue en naufrage dans le corps que je perds la tête


( dimanche ) 29 novembre #18

(23:50) Il ne reste rien de moi à écrire. Prendre le temps de fixer cette page blanche, et puis aller dormir.


( lundi ) 30 novembre #19

(tard) Je n'ai pas du tout du tout du tout du tout envie de participer au journal des 35 ce soir mais comme j'ai déjà séché hier, j'ai du mauvais sentiment de recommencer ce soir. Je vais donc te raconter tout un tas de choses que tu n'as pas envie de savoir, que je te conseille donc de ne pas lire. J'ai une infection urinaire à chaque rapport sexuel depuis des années, du coup ça a tendance à me mettre hors de moi quand les pharmaciens me servent leur petit laïus commercial à base de produits à la con, ou quand un de mes amis me demande si mon partenaire avait la bite propre. J'ai en général envie de claquer des grosses baffes sur leurs joues dodues. Dans le premier cas je ne le fais pas par lassitude et par courtoisie, dans le deuxième cas parce que ma réponse serait certainement tellement épicée que j'aurais peur d'être blessante. Depuis un an je m'intéresse assez au no-poo et low-poo et j'ai espacé mes shampoings pendant des mois jusqu'à ne plus en faire du tout pendant quatre semaines cet été, depuis la rentrée je fais un shampoing tous les sept ou dix jours, je suis très heureuse, mes cheveux sont ravis, moi aussi, surtout depuis qu'on a découvert que le shampoing à l'oeuf c'était un truc e-x-t-r-a-o-r-d-i-n-a-i-r-e. On a pour l'instant pas trouvé mieux. En ce moment, je fais une cure de gingembre, du jus de gingembre dans mes cheveux, il parait que ça booste la pousse. Je te raconte même pas. Je ne mange plus de gluten depuis le début de l'année 2015, du coup ma consommation de frites a explosée, puisque dans les frites il n'y a pas de gluten. Ce qui est dommage parce que sinon j'essaie de réduire considérablement ma production de déchets et d'éviter tous les emballages superflus. Des frites dans une barquette avec du papier aluminium, c'est de l'emballage superflu. Mais il faut avoir des combats que l'on peut tenir. Je ne suis pas capable en ce moment, de me battre contre des frites. Je n'ai jamais pris la pilule de ma vie ni épilé mon pubis. Je l'ai tout au plus une ou deux fois raccourci d'un centimètre en son sommet. Certains garçons ont carrément bugué sur ce détail de mon anatomie. Tous les autres s'en sont fichus. Je ne me souviens pas d'un garçon qui eu manifesté de la joie à la découverte d'un pubis à l'état sauvage. J'ai les poils de chatte roux. C'est ma semi fierté et semi frustration. Je me sens quand même un peu du clan des roux de ce monde mais je peux pas vraiment partager cette information à table avec des collègues. La première fois que j'ai été pénétrée par un garçon, il a dit après avoir joui, "Désolé, Johny est fatigué". Il parlait de sa bite. J'ai éclaté de rire et je suis sortie marcher dans la campagne. Nue. C'était la nuit. Je l'ai quitté deux jours après. Premier baiser, premier amour, j'avais choisi un pire connard. C'était un plan brillant. D'entrée de jeu dans ma vie sentimentale et sexuelle, je savais farouchement ce que j'allais éviter tout le reste de ma vie. Je l'ai pris vraiment bien. Un bien mauvais début, mais une bien belle leçon. Les connards au placard. Je ne me suis pas épilé les aisselles depuis le printemps. M'est venue cette idée parce que je me suis rendue compte que finalement, je virais ces poils là sans jamais les avoir laissés vivre une fois, pour être sûre de faire ce choix en conscience. Du coup je les ai laissés pousser. Au début j'étais genre vraiment pas sûre de moi et je trouvais ça pas très top. C'est assez drôle de se dire que désormais ne me viendrait pas à l'esprit de les épiler à nouveau. On est devenus complètement copains eux et moi, je ne les dérange plus et ils ne me dérangent pas. Personne ne nous emmerde non plus ! Ni à Berlin, ni en France comme j'ai pu le redouter cet été. Tranquille Émile. Par contre, et après on aura fini avec le tour des poils de mon corps (je t'avais bien dit de ne pas lire) : j'aime bien avoir la jambe glabre. Enfin, attends, je rectifie, hein : là par exemple je ne me suis certainement pas épilé le mollet depuis deux mois. Mais je serai toute joie quand je vais le faire. Sûrement demain d'ailleurs. Tiens, à propos demain, je vais dormir moi. Qu'est-ce que tu fous là, toi, sérieux ? Il était spécifié au début que tu devais t'épargner tout ça. Tant pis, si tu n'écoutes pas...


( mardi ) 01 décembre #20

(23:15) Je lance des pois chiches sur les pigeons. Cette nuit vers 03h du matin ils ont squatté mon balcon à grand renfort de que-je-te-roucoule par ci, que-je-te-roucoule par là. Vers 07h excédée j'ai été chercher le paquet de pois chiche dans la cuisine, qui ne m'avait pas servi depuis des semaines. J'ai un paquet de pois chiche dans la cuisine, je ne l'ai encore jamais utilisé pour cuisiner, par contre je l'ai ouvert très souvent cet été pour jeter des pois sur les pigeons. Du coup ce matin à 07h, j'ai ouvert la fenêtre, lancé une dizaine de pois chiche. J'ai refait ce geste toutes les quinze minutes parce que les pigeons aiment vraiment mon balcon et ont la mémoire vraiment très courte. Au bout d'un moment ils en ont eu marre, ils sont restés dans l'arbre à quelques mètres. Je les entendais déjà moins. Je déteste ces pigeons. Mais vraiment, je les hais du plus profond de mon corps, ils me révulsent. Il devrait exister un décret pour que les immeubles soient dépigeonnés.


( mercredi ) 02 décembre #21

(21:55) Le soir où tu as la conviction pour la première fois qu'il est allé voir ailleurs, ce soir là précisément tout prend du relief et de la profondeur. La relation libre, en pratique. Jusqu'à présent tout n'était que supposition et théorie, et d'un seul coup tu as cette idée collée au front, qui te plonge dans l'effectif. Si tu es persuadée cette fois qu'il y a d'autres lits, d'autres humains, es-tu toujours aussi ouverte et tolérante ? Pas trop eu le temps de digérer la fantaisie de ton imaginaire ou de ton bon sens, le garçon est déjà à côté de toi et t'a déjà demandé trois fois pourquoi tu as l'air si bizarre, si tendue. Il va falloir apprendre à jouer au poker, l'enfant. Qu'en est-il de lui ? A-t-il déjà eu cette sensation que tu as depuis tout à l'heure, a-t-il déjà cru voir les signes d'autres lits, d'autres humains dans ton visage, dans tes silences, dans tes fins de phrases ? Que croit-il que tu fasses aux heures que vous ne passez pas ensemble ? A-t-il une petite voix qui le raisonne, qui le tranquillise, a-t-il des chatouilles de curiosité dans le fond de la tête, a-t-il déjà eu l'appétit de fouiner un peu ? Oh, oh, oh - Il ne va pas falloir tricher. Let's play.


( jeudi ) 03 décembre #22

(22:00) Il a dit Je n'en peux plus depuis le fond du canapé et je sentais depuis de longues minutes qu'il n'en pouvait plus, dans ses hochements de tête au ralenti, dans son regard vague, dans son effort pour participer à la conversation. Je l'ai raccompagné et je n'ai pas pu m'empêcher de le serrer fort dans mes bras, ce n'était sans doute vraiment pas ce dont il avait besoin, mais je pouvais tellement comprendre - ressentir - mitfühlen l'état du bout du rouleau où il se trouvait. Quand tu fais des allers-retours vains au bord du gouffre, que le néant te semble pesant, quand il te semble n'y avoir rien d'autre autour de toi que ce gouffre, quand chaque mot te coûte un effort usant, comme s'il fallait les hisser à la lumière depuis le centre de la terre, quand les humains autour de toi te font du vent entre les côtes, te vident de ton énergie, quand le vide à tes côtés te chante des berceuses pour mieux te faire tomber, quand tu souris aux autres et que tu ne souhaites rien d'autre qu'une infinie solitude et ton lit qui apparaîtrait, là, au-bord de ta falaise, quand tu imagines ne plus devoir faire un pas, avoir un refuge, même ici où tout peut tanguer, peu importe, juste ne plus devoir avancer, se blottir dans un bout du monde où rien ne peut t'atteindre et si tu devais sombrer ce serait avec félicité, dans l'étreinte cotonneuse de tes draps rien de grave ne peut arriver. Je lui ai souhaité bonne nuit au feu rouge, je l'ai serré fort contre moi, ses cheveux entre mes doigts, et peut-être que c'était exactement ce dont il n'avait pas besoin, mais ça m'a toute troublée de le voir flotter au dessus du sol, de le voir ramper sous ses semelles, j'ai tellement l'habitude de ces sensations dans ma tête et sur ma peau, et je ne suis tellement pas habituée de les voir à d'autres - Du coup, je le pense.

 


( vendredi ) 04 décembre #23

(tard) J'ai vécu une sale scène de rue ce soir. Je la raconterai certainement demain dans l'autre journal. Là, il est vraiment temps d'éteindre la lumière. Je n'ai jamais aussi peu dormi que des dernières semaines. Je marche dangereusement au bord de la falaise.


( samedi) 05 décembre #24

(10:45) Pendant des semaines, je n'ai plus eu ni papier, ni crayon dans mes poches, dans mes sacs. Je voyageais à vide. Ça trainait à la maison, dans le couloir, sur le bureau, par terre au pied du miroir. Depuis des dizaines de jours, j'ai repris l'habitude de vérifier : un crayon, un carnet; chaque fois que je sors. Je me promène même avec deux crayons et trois carnets. Parée. Pour autant, cela fait des mois que je n'ai pas posé une mine d'encre sur du papier. J'ai complètement perdu l'habitude de ces pressions des doigts sur le corps fin du crayon, les tiraillement dans l'avant-bras, du travelling tranquille du poignet.
J'écris sur l'ordinateur mais l'écran m'efface un peu les pupilles. Et l'écran a tellement de choses à me dire, il ne fait pas qu'écouter et prendre note, il grésille sans cesse des images, des diarrhées virtuelles. Le papier a la bonté du silence.
Les réseaux sociaux sont mis à sac depuis le 13 novembre par l'actualité nationale et les commentaires de chacun. C'est terrible comme le flot d'articles ne s'arrête pas. Personne pour se taire. Ambiance putride dans le fond des cerveaux. Dérives, la grande voile hissée, le vent souffle fort et advienne que pourra. Sale temps.
Il faudrait, peu importe la période, pouvoir passer au minimalisme dans sa relation à l'internet. Je mène plein de chantiers de front, celui-là, immense et profond, attendra l'année prochaine. Pas l'énergie de tenter de prendre le contrôle sur une addiction. 

 

( dimanche) 06 décembre #25

(tard) Faut pas me faire chier un dimanche. Le dimanche dans cette vie de Louise c'est sacré, c'est le jour de l'euphorie, du sentiment heureux, de l'oxygène libre. Faut pas me faire chier un dimanche, pas me poser un lapin, pas arriver en retard, pas de ne pas répondre à un appel. Le dimanche, je suis sans pitié, je peux être exécrable pour trois fois rien si tu as perturbé le rituel du dimanche que j'avais imagine, espéré, attendu. Le dimanche c'est un mécanisme psychologique qui m'échappe. Mes dimanches ne laissent pas de place à l'erreur humaine, ils doivent être harmonie et amour. Autant dire que, quand ça ne marche pas, il faut m'éviter. Prendre les avenues parallèles, ne surtout pas me croiser. Elle est complètement tarée, Louise -
 


( lundi ) 07 décembre #26

(tard) J'ai scandaleusement fait venir l'amoureux à moi alors que c'est la nuit tard et qu'il était tranquillement chez lui. Il descend la rue en bus et je lui envoie des photos de mes fesses. Même avec un smartphone, je me débrouille pour faire de jolies photos. On va encore dormir bien trop peu alors que l'on est bons à rien tous les deux. J'en arriverai presque à voir des remords. Presque de loin. Je suis ravie & amusée, je n'ai pas cru qu'il répondrait présent. On ne se lance jamais d'invitation à base de "Je n'ai pas de culotte". La seule fois où je l'ai fait, il y a des mois, il a rappliqué en dix minutes. Bref, il est tard, je n'ai pas de culotte, je glousse, j'ai à peu près douze ans d'âge mental et demain matin le réveil va être dur. Merde.


 
( mardi ) 08 décembre #27

(tard) La lumière est allumée mais je m'endors en fourmis de bras. J'ai le désir profond d'une semaine avec quatre jours consécutifs où personne ne veuille rien de moi. Tous les ans au mois de décembre la même foire, les minutes se dégomment les unes les autres plus vite que je n'arrive à avaler le chocolat. J'ai pourtant une bonne descente de chocolat, c'est dire. J'ai repris les mots, j'ai repris le papier, j'ai repris la photo, je fais la vaisselle, je descends les poubelles, je perds le sommeil. J'ai fixé les roulettes sous la table sous le lit. Je suis tout de même charrette masse voiture balais. Mais ! On ne perd pas le nord, on continue malgré les broussailles, c'est comme ça tous les hivers, la forêt est dense et le sentier impraticable. On tient bon jusqu'en janvier, et en janvier, on débarque la nuit, on ouvre les rideaux, la lumière brûle les mauvaises herbes qui barrièraient les paupières, on s'allonge au sol et on respire. Janvier. Janvier. Janvier.


 
( mercredi ) 09 décembre #28

(00:00) J'ai fais des soupes d'épluchures et de restes de légumes, trois différentes en même temps. Je les ai regardées mijoter, chacune sa couleur, chacune sa tonalité, amusement des soirs de liberté et de solitude dans la cuisine. Les goûter, les mélanger, soupirer, aller dormir.

 



( jeudi ) 10 décembre #29

(00:00) La journée est passée aussi vite que le crash d'un cerf-volant. J'ai les yeux au plat : l'orbite brûlant et la pupille coulante. J'ai la sensation que quelqu'un presse avec insistance mes paupières. comme s'il voulait vérifier 1. mon aptitude à vivre 2. mon aptitude à la douleur. Ce journal des 35 devient un triste compte de ma déchéance physique, je vais dormir.


 ( vendredi ) 11 décembre #30

(23:47) Mon corps est terrible. J'ai la peau qui marque tout, qui n'oublie rien. J'enfile à l'infini des perles sur un collier d'hématomes. Je butte et cogne sans cesse contre la commode, je tâche mon épiderme à répétition. Cuisses, genoux, mollets. À une époque, c'étaient les poignées de porte dans les bras. Et puis, des traces inexplicables, j'en collectionne. Cette griffure sur le sein que j'avais ces derniers jours ? Aucune idée du pourquoi du comment. Elle devenait doucement invisible et le triple bleu sur ma cuisse était passé de noir ténèbres à grisonnant. J'étais à deux doigts de repartir feuille blanche. Seulement, pendant qu'il enfilait ses chaussures, je faisais l'idiote, nue... j'ai perdu l'équilibre et je suis tombée sur le coin du banc de la cuisine. Qui m'a généreusement pulvérisé la peau. J'ai un magnifique croissant de lune en haut de la jambe, qui suit gracieusement la courbe de la fesse. Ça brûle, c'est en train de devenir sympathiquement boursouflé. Bref. Je suis repartie pour plusieurs semaines de marquages indélicats. Chiasse.
 


(samedi) 12 décembre #31

(10:57) Depuis qu'on est ensemble, il m'a dit trois fois je t'aime. La première fois au bord d'un lac, à l'oreille, qu'il aurait peut-être fait un arrêt cardiaque et moi aussi. La deuxième fois cet automne après l'amour et pendant que je racontais un fleuve de bêtises. La troisième fois, on faisait des photos, et j'étais toute nue accroupie et... j'ai pété. J'ai relevé les yeux vers lui et j'avais je crois la mimique la plus diabolique de la terre. Chaque fois, je n'ai pas répondu à ses deux mots. La première fois je n'ai pas compris tout de suite et j'ai mis quelques minutes à être sûre du murmure que j'avais entendu, la deuxième fois j'ai fais une blague parce qu'il ne répondait pas à des accusations bidons que je venais d'inventer, la troisième fois on était tordus de rire tous les deux. Je n'ai jamais répondu parce que c'était toujours inattendu et que ma réaction spontanée et naturelle était le silence. J'avais décidé de ne pas me mettre quelque forme de pression pour deux mots que l'on devrait pouvoir dire à tort et à travers ou que l'on devrait pouvoir ne pas dire comme bon nous semble. Ils ne changent pas les liens qui nous lient d'ici à là-bas. L'autre soir, on venait de faire l'amour par tous les côtés et je lui avais annoncé plus tôt que je le renverrai chez lui pour dormir tranquille, parce que boulot, parce que manque vital de sommeil, parce que. Quand on se calme un peu et qu'on se dit qu'il faut qu'il parte et que je dorme, je suis persuadée que ça fait trois éternités qu'on est dans ce lit, et qu'il est au moins, au moins une heure du matin. Et ça me fiche une chouine de malade que je sois encore réveillée au lieu d'être endormie, au lieu de recharger les batteries pour le réveil à la fin de la nuit. Il regarde l'heure et il me dit  Il est 23h30 . Et là, je répète, surexcitée, joie, bonheur, 23h30, 23h30 comme une demi-heure avant midi ? oh je t'aaaaaaime . Voilà. Louise. C'était son premier Je t'aime, et je suis assez fière de mon coup.



(dimanche) 13 décembre #32

(tard) Quand tu rentres après des kilomètres de jour et que tu as cette sensation de croûte crasse sur la peau, sur la peau tirée du visage surtout. Tu vois de quoi il est question ? Quand tu pourrais te passer le peigne entre les pores pour mieux les aligner, le râteau entre la bouche et le nez, le menton et le cou. Ça ne m'arrive pas si souvent, mais quand ça arrive, quand je débarque chez moi avec l'envie torride d'une douche désinfectante, je me demande toujours : pourquoi aujourd'hui, pourquoi maintenant, pourquoi pas hier ? Le même corps, la même ville, le même vent, quelles différences d'une journée à l'autre ? Est-ce une alchimie de la fatigue ? Je sais, tout revient toujours à la fatigue, il me reste si peu à énoncer qui ne soit pas la fatigue, quelque part, je suis désolée, de la redondance.



(lundi) 14 décembre #33

(23:38) Ce soir je serai modèle pour les gens qui dessinent, et ce serait tellement plus amusant d'avoir des supports un peu comme ça, un peu comme lui, parfois je m'ennuie, je n'ai pas envie d'être assise, debout, allongée. Alors j'amène un escabeau, alors je grimpe aux fenêtres, alors je me pends aux tuyauteries. Je fais un peu n'importe quoi, et je me dis : qu'ils fassent avec ça.
 

(mardi) 15 décembre #34

L'amoureux a une spécificité bien à lui et irrésistible : quand tu lui mets une main aux fesses, il fait un bon de deux mètres en avant et il pousse un cri d'animal que l'on étrangle. La première fois que j'ai fais le constat de cette particularité, j'ai trouvé ça tellement anti-sexy et quelque part, assez flippant, que j'ai pensé Mon dieu je vais jamais réussir à prendre ce mec au sérieux. Contre toute attente, dans les semaines qui ont suivies, je me suis prise de passion pour ses cris de castor et ses bonds de cabri. Je lui touchais les fesses toutes les dix secondes. Depuis, le temps a coulé sous les ponts, je ne lui mets la main aux fesses qu’occasionnellement, le plus souvent de manière vengeresse quand il vient de faire quelque ironie à mon propos.
On était à un passage piéton, et il a fait un peu de blague, je lui ai empoigné la fesse, il a commencé à traverser la rue avec son cri d'agneau apeuré et sa démarche de kangourou; et moi, trop amusée, j'ai couru derrière lui et je lui ai attrapé les fesses tout de suite une deuxième fois.
C'est là qu'on la voit, la femme sur le trottoir en face, hilare.
Elle a tourné la tête en entendant un cri et a vu un jeune homme fuir une menace invisible, et m'a découverte, la seconde d'après, le suivre avec une joie non dissimulée et a compris tout à coup ce qui fait crier le garçon. Une main innocente. Elle nous regardait et se gondolait, heureuse. Et on a commencé à tous rire, très fort et très drôle et très beau. Moi, étonnée et un peu coupable, lui, moqué mais bonne pâte, elle follement joyeuse. Je me sentais tellement bête, je lui ai sauté dessus, l'ai couvert de baisers, il me regardait de travers, comme quelqu'un qui ne se mettra jamais de la vie en pétard pour une main aux fesses, mais il avait dans les yeux une intonation de Ce serait quand même bien que tu te lasses, mademoiselle.
On a tellement ri, tous les trois, on est parti avec des petits hoquets et sursauts de rire encore, de la malice qui pétillait plein le ventre. C'était bien.



(mercredi) 30 décembre #35 en retard

Il manque le dernier jour à ce journal des 35. Le mercredi 16 décembre, j'ai manqué, failli, pas réussi. Plus le temps, trop la fatigue, à court d'idées. Je n'ai pas eu le courage d'écrire que je n'avais ni le temps ni l'idée et beaucoup de fatigue. Ça a été un peu le refrain du journal, s'en était même presque le fil conducteur; je me suis épargnée ça pour le dernier jour.

Aujourd'hui je passe aux rattrapages. Entre Berlin-Karlsruhe-Strasbourg et Lyon. Tout de suite, c'est un train. Ça me fait plaisir. Le train c'est un peu de liberté, on croit être assis parce qu'on l'a choisi. Le bus te colle à un siège et tu pignes. Ce soir, je serai à Lyon. Demain, je vais à Marseille. Je suis contente, un peu excitée, j'espère que la ville aura des choses à me dire. Je suis un peu ennuyée des villes ces derniers mois, elles ne me touchent pas vraiment, j'ai l'impression de les traverser imperméable. Ni Paris ni Lyon ni Strasbourg ne m'ont fait beaucoup d'effet à nos derniers rendez-vous. Prague n'a pas eu sa chance non plus, dans son silence et son vacarme de Noël. Alors j'espère un peu d'élan et de chahutage de Marseille, je souhaite qu'elle me dévisse la tête quelques jours.

Je n'ai pas de rencontre avec des connus de prévue. C'est bien. C'est un soulagement et un désir. Même si je suis joie à l'idée de voir mes visages marque-page français, c'est parfait que ce mois de vadrouille commence par une page blanche de solitude. Je vais me cogner à mes envies, mes paresses, mes mélodies.